Pourquoi donne-t-on et à qui ? Cette question philosophique, que se posent toutes les très grandes fortunes individuelles, se matérialise à Genève. La Cité de Calvin occupe depuis toujours une place de choix dans le domaine de la philanthropie. Le canton abrite à lui-seul près de 1’200 fondations d’utilité publique pour un patrimoine de plus de neuf milliards de francs, selon le rapport 2018 sur les fondations en Suisse. Genève enregistre d’ailleurs la plus forte progression en Suisse, où de plus en plus d’entreprises et de fortunes privées se lancent dans le mécénat et la philanthropie.
Les raisons de ce succès sont multiples. De par sa diversité culturelle et linguistique, ainsi que de son ouverture sur le monde, il existe en Suisse une conscience de l’intérêt général plus importante qu’ailleurs. On donne parce que l’on en a les moyens. Mais le don et l’engagement personnel dans une cause sont aussi l’occasion de contribuer au bien-être de la société par la redistribution des richesses. Pour les grands, comme les petits donateurs et les particuliers, la philanthropie est une manière de remercier la collectivité en soutenant différents projets, notamment culturels.
Les arts et la culture figurent parmi les principaux bénéficiaires du mécénat en totalisant plus de 20% des dons, toujours selon le rapport 2018 sur les fondations en Suisse. Mais pourquoi dans ce domaine en particulier et quelles sont les motivations des donateurs ? Comment l’émancipation de la philanthropie façonne-t-elle le paysage culturel suisse ?
Bruno Mégevand est avocat au barreau de Genève. Président de la Société Gustav Mahler et de la Fondation pour la Cité de la Musique à Genève, il est membre de nombreux conseils d’administration de sociétés et de conseils de fondation, dont celui de l’Orchestre de la Suisse romande (OSR). Cet hyperactif sur la scène musicale, qui participe cette année au Verbier Philanthropy Forum, explique l’essor de la philanthropie dans la culture et l’art par la nécessité de faire vivre et connaître ce patrimoine immatériel : « Le mécénat démocratise l’accessibilité à l’art. Personne ne devrait mourir sans savoir que la musique classique existe, par exemple. La culture fait partie intégrante de notre histoire. Elle est aussi indispensable que les hôpitaux. »
Selon l’avocat, la philanthropie joue donc un rôle central dans le développement, ainsi que dans le maintien d’activités et de manifestations culturelles en collaboration avec les collectivités publiques : « Le mécénat est nécessaire, car l’Etat ne peut pas tout faire. Il doit composer avec un budget qui se réduit, et ainsi prioriser ses soutiens, explique Bruno Mégevand. Sans le soutien de fonds privés, le projet de La Cité de la Musique serait mort-né. Je trouve donc ce développement de la philanthropie magnifique. Il permet de faire évoluer l’offre culturelle sans assécher les budgets publics. Tout le monde en profite. »
Au sein de leur fondation qu’ils ont créée en 2014, Hélène et Pierre Vareille soutiennent des projets dont le but est de lutter contre l’échec scolaire grâce à la pratique d’un instrument de musique, ce qui permet également de faire connaître la musique classique aux enfants. La Fondation Vareille revendique une approche rationnelle, professionnelle et réaliste de la philanthropie.
Selon Hélène Vareille, si cette approche rationnelle doit devenir la norme, quel que soit le domaine d’intervention du philanthrope, la culture est « probablement l’un des domaines où elle trouvera toute sa force. Ce n’est pas de l’argent public. Il peut donc être investi dans des tentatives en soutenant des artistes émergents ou des expressions artistiques de niche qui ne parlent pas nécessairement à tout le monde. »
Selon la présidente de la Fondation et intervenante du Verbier Philanthropy Forum 2017, le mécénat favorise ainsi l’avant-gardisme culturel : « De par son approche expérimentale, il va permettre de tester une expression culturelle, un artiste afin de les faire connaître au grand public. La philanthropie offre cette liberté de faire des tentatives. En se passant de cette approche expérimentale, nous pourrions passer à côté du prochain Van Gogh. Les donateurs sont donc aussi des défricheurs. La culture est une spécificité humaine. Il est donc naturel que nous ayons envie de la défendre et de la faire vivre. »
Ce pouvoir de la philanthropie ne concurrence pas le rôle des pouvoirs publics. Au contraire, il est complémentaire selon Hélène Vareille : « L’Etat peut ainsi décider de son soutien à des projets culturels en connaissance de cause, sans être contesté par le grand public. La raison ? La philanthropie aura testé la validité de ces projets en amont. » Cette complémentarité s’accompagne d’un devoir de transparence. « Il y a une volonté générale de toujours avoir plus d’informations sur tel ou tel soutien. J’estime que la collectivité a le droit d’être informée très clairement sur l’usage des fonds privés. » La nouvelle génération de philanthropes y travaille.
Si la philanthropie se porte bien, c’est parce qu’elle évolue et se remet en question sous la pression d’une nouvelle approche pro-active des donateurs. L’enjeu aujourd’hui ne réside plus dans le choix d’un projet ou le calcul d’un soutien, il se niche dans la volonté des philanthropes de marquer une cause, ou un domaine dans la durée. Alors pourquoi donne-t-on dans les arts et la culture ? Par passion, pour une intime sensibilité à tel champ culturel : les raisons des donateurs sont multiples. Elles soulignent toutes leur attachement à ce patrimoine immatériel en constante évolution. Ils reviennent ainsi aux sources de la philanthropie en favorisant le bien commun.