Marc Salzmann, ancien collaborateur chez Swiss Philanthropy Foundation, a pris l’initiative personnelle de se rendre à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne pour aider 8 réfugiées ukrainiennes à rejoindre des familles d’accueil en Suisse. Cet article de blog relate son récit personnel et ses réflexions autour des élans de générosité en lien avec cette guerre et ses conséquences.
La première réflexion qui me vint à l’esprit quand André me demanda de faire le trajet entre Genève et la frontière Pologne/Ukraine pour chercher des réfugiés et les ramener en Suisse fut : « Franchement… ? Pourquoi ne leur payons nous pas tout simplement le voyage ? Ce serait bien plus efficient à mes yeux ». Avec un élan admirable de compassion, il a organisé avec sa femme Gloria et leur fils Luca une initiative pour venir directement et raisonnablement en aide aux réfugiés de la guerre grâce à leur réseau. Luca a passé du temps dans différentes régions d’Ukraine l’année dernière et a été touché par la générosité des Ukrainiens – d’où l’envie de leur retourner la pareille. Nous avons profité du trajet d’aller pour apporter trois éléments de matériel qui nous ont été demandé par nos contacts en Ukraine : des équipements de pompier, du matériel médical de premier secours et des générateurs d’électricité.
Avec plus de 2 millions de réfugiés ukrainiens rien qu’en Pologne, ce sont des gymnases qui peuvent les accueillir plutôt que des familles. Certaines personnes resteront en Pologne avec des cousins ou iront rejoindre de la famille ou des amis dans d’autres pays. Ces gens-là savent où aller.
En revanche, beaucoup d’autres n’ont pas ces connections à l’étranger. Les réfugiés de cette crise sont essentiellement des jeunes femmes et des mineurs. Déboussolées par le chamboulement de leur vie, elles n’ont simplement nulle part où aller. Elles sont les plus déroutées par cette crise et attendent que l’on vienne directement à leur rencontre. Malgré mes doutes initiaux avant de partir, plus nous avançons, plus cette longue route prend du sens car je réalise au fur et à mesure que c’est pour elles, spécifiquement, que nous nous sommes engagés.
C’est par exemple les cas de :
Mariia, 19 ans, qui étudiait le chinois et l’anglais à l’université de Kharkiv.
Anna, 32 ans, qui avait son propre cabinet de dentiste à Kiev.
Inna, 39 ans, qui est une professionnelle en massage cinétique. Sa maison a été bombardée à Kiev.
Anna, 29 ans, décoratrice, et sa fille Zlata de 6 ans. Leur maison a été bombardée à Kharkiv.
Iryna, 50 ans, et ses enfants Illia, 14 ans, et Anna 21 ans qui étudiait la cinématographie à Kiev.
Ces femmes ont été menées à nous en Pologne grâce au « réseautage » intense qu’une crise comme celle-ci engendre, et de la confiance qu’insuffle ce réseautage dans un tel moment entre de parfaits inconnus. Nous passions la grande majorité de notre temps sur place au téléphone avec « les contacts des contacts des contacts ». Puis nous nous sommes organisés pour aller les chercher.
Cependant, elles ne se seraient pas engagées (à mon avis) à venir avec nous s’il n’y avait pas déjà ce réseautage établi à travers lequel une petite graine de confiance a pu être semée en amont.
Pendant trois jours, nous avons organisé le tout début de leur parcours hors de l’Ukraine. Pour elles, partir avec nous était le résultat du fait qu’elles aient sollicité leurs réseaux le plus possible pour trouver une « opportunité » pouvant leur permettre de mener une nouvelle vie à peu près normale, bien que déracinée. C’est dramatique de réaliser que ces personnes se retrouvent seules et n’ont pas de meilleures options que de se fier à de parfaits inconnus.
Sur la route de retour à Genève, nous nous sommes arrêtés pour dîner dans un restaurant. Nous avons demandé du papier et des crayons de couleurs pour Zlata, et elle a dessiné le drapeau ukrainien gribouillé avec des taches de sang. Malgré ce qui se trame dans sa tête, elle reste pleine d’énergie et de joie. Le plus important : elle est avec sa maman. Je suis heureux de savoir qu’elle a déjà commencé l’école et dort chez une famille formidable qui les accueillent ensemble. C’est aussi la générosité des ménages genevois de ce réseau qui accueillent toutes ces réfugiées chez eux – de Conches, à Veyrier, Versoix ou Vésenaz – qui fait chaud au cœur. Tout était (plus ou moins) organisé avec ces foyers avant de faire la route, notamment grâce à Gloria, la femme d’André, qui travaille d’arrache-pied pour trouver les familles d’accueil dans notre réseau de connaissance.
Mon copilote Christophe, que je ne connaissais pas avant ce voyage, est un grand érudit. Informaticien entrepreneur avant de prendre sa retraite en décembre, il a l’esprit hyper logique et de vastes connaissances techniques. C’est un aventurier au grand cœur qui héberge depuis des années des réfugiés chez lui. Une division des tâches s’est établie tout naturellement entre nous : il gérait le côté pratique/logistique/technique du voyage et moi le côté communication/coordination avec nos contacts et les réfugiées. En plus d’avoir fait la route, il accueille également avec sa femme Sophie l’une de ces personnes chez eux.
Alors que je suis habitué à réfléchir en termes de politiques publiques, Christophe m’a raconté la fable du colibri, le petit oiseau qui contribue à sa (toute petite) mesure à éteindre le feu de forêt…
Dans ma tête (froidement, je l’admets) je transvase cette joyeuse métaphore du colibri en me disant que 8 réfugiées sur 2 millions ça représente 0.0004%. Donc +/- 0% d’impact en mesure agrégée dans le cadre de cette crise et de toutes les vies qu’elle chamboule… mais 0% d’impact qui en vaut la peine car « l’agrégé » n’est pas la considération idéale quand on réalise l’impact qu’une seule personne peut avoir dans la vie d’une autre, surtout lors d’une crise qui affecte gravement des millions. Cela reste 8 jeunes vies humaines qui sont, malgré leur triste situation, nettement améliorées relativement aux dures conditions de leurs départs.
Je pense donc aussi à la philosophie de Bernard Kouchner : l’intervention en vaut la peine même si c’est pour aider uniquement une personne. On peut être raisonnablement outré si l’on compare le vaste soutien aux réfugiés ukrainiens à celui des réfugiés syriens, par exemple. Mais on peut aussi aujourd’hui être fier de nos gouvernements et des particuliers qui prennent leurs responsabilités lorsqu’ils sont face à un peuple en difficulté.
Alors que faire des dons aux grosses ONGs de terrain, comme celles soutenues par la Chaîne du Bonheur, et aux organisations étatiques comme l’Hospice Général est très nécessaire pour gérer de manière professionnelle l’agrégé du problème, faire don de soi à travers des petites initiatives et associations c’est se poser la question – comment puis-je aider les gens que je rencontre ? Ces initiatives volontaires qui s’occupent d’un nombre plus petit de personnes sont non négligeables de par le soutien direct et qualitatif qu’elles apportent à des gens en difficultés. Ce réseau d’aide qu’initia André et sa famille a pu aider et héberger de la sorte, en tout, environ 40 personnes.
Nous avons fait la route du retour en deux grosses journées de conduite et sommes arrivés à Genève le 16 mars. Le tout nous pris 7 jours pour venir en aide à ces 8 réfugiées, soit un peu plus d’une personne par jour.
Bien que cette mission fût exigeante et intense, j’en ressors touché et grandi. Je suis convaincu qu’en pensant donner de mon temps et de mon énergie à ces personnes, j’ai également reçu énormément en échange de cet engagement. Je suis reconnaissant envers mes collègues qui m’ont soutenu dans cette initiative.
Illustration : Zlata, 6 ans, sur le trajet pour la Suisse et en route pour son premier jour d’école à Genève.